PÉRIGNAC : LES MANGEURS DE CHAMPIGNONS

C’est ici que s’achèvent les aventures de Mercéür et d’Anak jusqu’au moment où se produira la chute ou la fin des civilisations. La mission salvatrice de Ba-Fon sur Terre ainsi que de son compagnon, Mercéür, est racontée dans la Légende d’Arkara. Par contre, après le désastre planétaire, il existait encore quelques tribus à travers le monde. L’une d’elle en voulait tellement aux anciens civilisés qu’elle ne rêvait que de vengeance. De nouveau, les Grands-Maîtres du Mont Bellapar firent appel à Anak pour tenter de raisonner les chefs de cette tribu australienne avant que la haine ne détruise leur frêle survie. C’est ainsi que l’ancien Maître Anakilimon repartit en mission sur Terre. Voici donc cette aventure intitulée : Les mangeurs de champignons.

Le vent balayait tout sur son passage comme s’il voulait se venger des humains qui firent tant de mal à sa mère Terre. Là où se trouvait jadis le nord de l’Australie, on n’y retrouvait qu’un désert de poussière et de ruines. Même si l’endroit fut épargné par les terribles missiles nucléaires de la fin des Civilisations, les retombées radioactives furent suffisantes pour contaminer le sol et les eaux. On aurait dit que le vent était le seul voyageur de l’endroit et qu’il s’amusait à nettoyer les déchets de toutes sortes qui jonchaient le sol. Des carcasses de voitures, des ordures ménagères et mille et un articles tournoyaient au-dessus des anciennes cités dévastées à travers le monde et pouvaient se retrouver des milliers de kilomètres plus loin. Vraiment, les rares choses créées par l’homme moderne qui pouvaient encore témoigner de son existence, ne résistaient pas aux violences des vents déchaînés. Ils rasaient les ruines et recouvraient les anciennes routes de sable. Personne n’aurait pu imaginer voir un jour toutes les cités du monde entier disparaître en même temps. Elles ne laissèrent aucun souvenir pour les rares habitants qui survivaient ici et là dans les cavernes.

Un étrange champignon poussait depuis un certains temps sur une vaste terre boueuse qui porta jadis le nom de Groenland. Cet ancien désert de glace fondit, tout comme une bonne partie du Yukon en laissant une véritable mer de boue. De celle-ci sortirent bientôt des champignons blancs de la taille d’une maison. On aurait dit des boules de ouate glacées qui auraient sûrement intéressés les botanistes. Malheureusement, ceux-ci n’existaient plus pour analyser cette nouvelle sorte de champignons géants. Les vents parvenaient tout de même à les faire rouler à toute allure dans les airs et les charriaient un peu partout, même jusqu’en Australie. Lorsque les boules chutaient du ciel, elle s’écrasaient avec fracas pour ensuite laisser une grande mare d’eau. C’était suffisant pour humecter le sol dans lequel y poussait de nouveaux champignons. En peu de temps, ces boules blanches se répandirent un peu partout à la surface du globe. Ce fut tout de même grâce à cette manne céleste si une petite tribu australienne parvint à subsister après avoir trouvé refuge dans une immense grotte. Auparavant, elle se nourrissait d’insectes et de chauves-souris qui se trouvaient déjà en grand nombre dans celle-ci. Ensuite, il a fallu débuter le cannibalisme pour survivre et surtout pour éliminer un certain nombre de pensionnaires. En effet, les hommes trop âgés et les enfants malades ou handicapés furent dévorés afin de laisser un peu plus d’espace aux autres.

Quelques années avant l’apparition des premiers champignons géants devant leur caverne, les survivants australiens devaient garder le silence en tout temps pour éviter de provoquer des querelles dans le clan. Il va sans dire que le moral était si bas depuis l’apparition de brûlures qui défigurèrent la majorité des membres de cette tribu qui ignorait les dangers de la radioactivité, qu’on éprouvait même du dégoût à regarder son voisin. Ces hommes, ces femmes et les rares enfants se considéraient exactement comme des monstres abandonnés par les dieux et les civilisés. Leur haine envers les modernes était sans doute ce qui les motivait encore à se battre contre le désespoir. Ces gens-là croyaient encore que le monde des autres continents vivait toujours dans leurs grandes villes après avoir détruit le sol de l’Australie. Peu informés du génocide planétaire, cette tribu voulait punir tous ces misérables qui firent de la terre de leurs ancêtres un véritable désert. Il était d’ailleurs inutile de leur expliquer ce que signifiait un guerre nucléaire puisque les primitifs vécurent toujours dans leurs forêts, loin des civilisations. Certains d’entre eux furent plus ou moins en contact avec des étrangers de leur peuple, mais à titre de porteurs, de valets ou de simples guides.

L’apparition des gros champignons blancs inconnus permit tout de même à cette tribu de se nourrir à partir de ce jour-là. Toujours confinés dans leur grotte, les habitants virent l’un de ces précieux volatiles s’écraser devant l’entrée pour ensuite repousser quelques jours plus tard. Ce champignon fut tellement énorme qu’il obstruait entièrement l’ouverture de la caverne en laissant s’écouler lentement une eau très froide et propre de son épaisse enveloppe. En la goûtant, on finit par réaliser qu’elle était non seulement excellente, mais surtout nourrissante. De plus, on remarqua que l’épais brouillard à l’extérieur ne pouvait plus répandre son odeur infecte dans les nombreuses galeries de leur grotte. Ce champignon agissait exactement comme un filtreur d’air. Cela fut suffisant pour ralentir progressivement les effets radioactifs. Les membres de la petite communauté croyaient fermement que ce champignon d’eau était un cadeau de leurs ancêtres. Ils créèrent une sorte de bassin devant celui-ci afin d’y recueillir cette eau vitale pour tous et chacun. Auparavant, ils se contentaient de boire celle qui suintait sur les parois intérieurs de la caverne. Dès qu’ils furent en mesure de créer une serre naturelle dans l’une des vastes galeries, les morceaux arrachés au champignon originel y furent plantés et se multiplièrent rapidement. Ils étaient moins énormes, mais tout de même amplement généreux en grosseur pour subvenir aux besoins de nourriture.

Même si ces habitants pouvaient s’attendre à survivre à présent, ils maudissaient toujours ce jour où ils virent des éclairs dans le ciel qui décimèrent rapidement leurs forêts. Ils virent alors les arbres se faire déraciner par un vent très chaud et chargé d’électricité. À l’époque, les rares étrangers à faire des études de la faune parlèrent brièvement des armes terribles que possédaient les grandes puissances et du genre de désastre qu’elles pouvaient provoquer. Les primitifs comprirent alors ce que voulaient dire ces scientifiques. Naïvement, certains chasseurs de la tribu voulurent s’attaquer à l’ennemi invisible en s’élançant dans un champ dévasté en brandissant leurs lances. Des témoins virent celles-ci se faire emporter par le vent comme de simples objets de liège. Même les guerriers se firent projeter si loin que personne ne retrouva leurs corps. En somme, ce qui frustrait le plus cette peuplade, c’était de sentir sa fragilité et son impuissance face à une technologie qui se permettait de détruire en quelques secondes ce que la nature avait pris des milliers d’années à former.

Dans la caverne, on pratiquait d’étranges rituels destinés à endurcir le coeur des jeunes qui étaient tous disposés d’ailleurs à se rendre un jour dans les cités modernes pour les détruire. C’était ridicule de former des héros-suicide en leurs demandant d’oublier toute forme de sentiments humains. On se disait que si les civilisés possédaient autant de pouvoirs, que c’était sans doute à cause de leur indifférence envers la nature et probablement même envers leurs semblables. Le chef de la tribu disait ainsi :

- Les jeunes doivent cesser de croire aux vertus des civilisés et surtout à leurs promesses. Pour les vaincre, il faut devenir comme eux et non nous contenter de pleurer nos morts et nos forêts. Nous devons assurer l’avenir de notre descendance en lui offrant la vie de ceux qui iront apprendre les rites et coutumes de nos ennemis avant de les faire périr avec leurs propres armes.

- Quelles sont ces armes?, demanda un jeune guerrier qui rêvait de devenir un héros.

- Les civilisés n’ont ni familles véritables, ni liens ancestraux pour imiter les anciens et encore moins d’attachements envers leurs semblables. Donc, je dirais que leur plus grande arme est leur “coeur de pierre”. Il faudra que nos guerriers deviennent aussi durs que celui-ci s’ils veulent comprendre comment ces peuples inventent toutes sortes de monstres volants aussi destructeurs.

- Et si les jeunes décident ensuite d’imiter nos ennemis sans désirer les détruire, à quoi cela nous aura-t-il servi de les endurcir comme le faisons depuis un certain temps?, demanda un sage de la tribu.

- Si nos jeunes oublient le mal que nous avons subi de nos ennemis, ils oublieront également la raison de leur présence dans le monde des civilisés. Ils deviendront des êtres pour qui la force du clan ne voudra plus rien dire. Alors, pourquoi irions-nous leur rappeler leurs origines tribales? Ils ne seront jamais de véritables civilisés et perdront également le droit de porter fièrement le nom des Nehaï. C’est celui de notre tribu depuis la nuit des temps.

En somme, cette pauvre tribu souffrait terriblement de haine et de nombreuses frustrations depuis le conflit nucléaire. Il va sans dire que ces survivants pouvaient se comparer à cette puce qui voudrait se venger contre un éléphant. Comme celui-ci n’existait plus, cette haine était vraiment stupide et inutile. Des jeunes guerriers s’imaginaient pouvoir détruire les civilisés dont ils ignoraient presque tout de leurs moeurs, de leurs connaissances et surtout de leurs valeurs. C’était bien beau de mépriser les civilisations, mais fallait-il mettre tous les gens dans le même moule des derniers grands fous destructeurs? On oublie trop facilement que la masse populaire se sent aussi impuissante dans un conflit nucléaire que les primitifs. Elle est souvent prise en otage par des systèmes sociaux qui décident finalement de leurs vies. Donc, les Nehaï devaient sûrement souffrir d’une terrible solitude dans leur caverne pour songer à s’en prendre aux civilisés. De toute manière, agissait-elle avec plus de noblesse en rendant les jeunes très violents et même très durs entre-eux? Il fallait être un brave en refusant de s’attendrir. Les tendres étaient évidemment les faibles et les lâches. Nous n’expliquerons pas le contenu de ces rituels où l’endurance physique devait déterminer le niveau d’un brave. Disons simplement que la peur de se faire ridiculiser par le clan obligeait tous les jeunes à se porter volontaires pour aller mourir chez les civilisés.

Pendant des années, les braves se défendirent surtout contre leur sensibilité physique et psychologique. On aurait dit qu’ils possédaient deux natures ou deux personnalités vraiment dualistes. D’une part, ils s’imaginaient être des guerriers puissants et de l’autre, la raison les obligeait à admettre leur fragilité comme peuple. Finalement, c’était contre eux qu’ils se battaient puisque certains sages refusaient d’admettre qu’il faille en arriver là pour survivre comme tribu. Ils croyaient fermement qu’il était immoral et injuste de détruire cette faible flamme de sensibilité dans les braves au nom d’une vengeance inutile. Il n’y avait plus de forêts et même en détruisant les civilisés, celles-ci ne repousseraient pas plus vite. Mais le chef s’entêtait à maintenir les jeunes dans cet esprit haineux envers tout ce qui pouvait appartenir aux étrangers. On devait mépriser par habitude ce qui ne venait pas du clan. C’était bien cela le pire. En réalité, ce peuple, ou plutôt cette peuplade a très peu évolué depuis des millénaires. Physiquement, les Nehaï se distinguaient des premiers hommes-singes australiens puisque l’évolution naturelle fut là pour modifier leurs physionomie à travers le temps. Par contre, ils étaient les descendants direct des Yopis, c’est-à-dire ces singes carnivores qui sacrifièrent leurs voisins Ba-Na-Nutes en les jetant dans le coffre du maître Anakilimon. Ils développèrent une sorte de société primitive qui n’a jamais évoluée au cours des siècles.

Ce n’était pas d’être encore demeuré à l’âge de pierre qui nuisait à l’évolution de cette tribu, mais plutôt d’avoir conservé leurs instincts impulsifs des bêtes. Les Nehaï n’ont jamais été en mesure de laisser grandir en eux les vertus du coeur. Ils connaissaient beaucoup de choses sur la nature et ses secrets, sauf qu’ils vivaient uniquement en conformité avec les moeurs et coutumes de leurs ancêtres. Logiquement, le changement force les individus à s’adapter à une nouvelle façon de vivre. Cela risque d’ébranler les valeurs léguées par les générations précédentes et en même temps, un certain équilibre peut se créer puisqu’il faut analyser une nouvelle situation, se remettre en question et, évidemment, faire un choix. C’est là le plus difficile car il faut bien l’avouer que les changements sociaux et culturels déracinent les valeurs ancestrales en même temps qu’ils libèrent l’homme de ses superstitions. Ce mot est ici employé dans son sens très large pour désigner toutes les croyances qui ralentissent l’évolution spirituelle des êtres. Ainsi, la superstition et l’ignorance ne peuvent s’éliminer que par la connaissance et l’ouverture d’esprit. Le monde n’est pas ce que nous croyons qu’il est, mais un ensemble cohérent de choses qui dépasse souvent notre pseudo-objectivité. Pour les Nehaï, c’était impossible de le concevoir autrement que par leur mentalité primitive. Ainsi, les civilisés étaient tous des destructeurs et eux devaient donc se considérer comme leurs victimes. Ils refusaient d’admettre qu’ils n’étaient pas plus sage qu’eux en bien des cas. La mission d’Anakilimon était justement d’aider ces survivants à “ laver cette tache de la bêtise sur leurs coeurs de pierre” afin qu’ils puissent penser comme des humains. Il fallait surtout éviter que cette tribu devienne le berceau d’une civilisation encore axée sur la force bestiale.

Les Grands-Maîtres arkariens savaient que les Nehaï étaient ce nouveau pilier central du monde archaïque. Étrangement, les habitants de la base lunaire se proposaient également à venir s’établir sur terre. On ne savait vraiment pas si ces Héloim respecteraient l’évolution en cours des premiers peuples archaïques. Encore plus surprenant, les habitants des cinq cités de verre rêveraient de devenir agriculteurs tandis que les Nehaï voulaient quitter leurs forêts dévastées pour devenir, au contraire, les futurs conquérants du nouveau monde. Encore là, personne ne savait dans quel esprit se ferait justement cette conquête. Tout dépendrait évidemment du travail missionnaire d’Anakilimon. Pour cette délicate tâche, il préféra apparaître dans la caverne sous l’aspect d’un vieillard. C’était d’ailleurs le corps qu’il possédait lorsqu’il vivait en ermite à l’époque de l’Atlantide.

Alors que les membres de la tribu dévoraient des gros morceaux de champignons dans l’une des galeries qui servaient de salle communautaire, une étrange lumière apparut entre deux gros champignons et s’ouvrit comme une porte circulaire dans laquelle tournait une spirale vraiment colorée. Tous les membres de la tribu s’empressèrent de se lever et d’aller s’écraser dos à la paroi puisqu’ils étaient tous terrifiés par le phénomène. Puis, une forme se dessina dans le rayon et sortit finalement du couloir intemporel afin d’apparaître devant les Nehaï.

- Prenez tous vos lances, lança craintivement le chef en balbutiant. Vous ne voyez pas qu’un étranger s’est introduit dans notre caverne!

- C’est un esprit que nous ne pouvons attaquer sans d’abord pratiquer des incantations, lui répondit un vieux sage qui ne voyait aucune agressivité dans le regard d’Anakilimon.

En effet, celui-ci se contentait de regarder les primitifs en souriant comme un enfant. Il ne fallait surtout pas qu’il fasse fuir cette tribu en pratiquant le moindre mouvement des mains. Il demeurait donc immobile et attendait simplement qu’on s’habitue à sa présence. L’un des guerriers s’approcha lentement en disant à ses compagnons qui admiraient son courage :

- Moi, je vais le faire sortir d’ici sans aucune incantation.

- Que t’ai-je fait pour mériter ton mépris?, lui demanda l’ermite d’une voix très calme.

- Il parle notre langue, s’empressa de crier une femme qui ne voulait pas qu’on violente un vieillard. Toi, Calc, mon fils, ne t’avise surtout pas à prouver ton courage en frappant un vieil homme sans force comme toi.

- Mais c’est un étranger que je veux faire périr afin de protéger notre tribu.

- Ta mère parle sagement, dit le chef en lui faisant signe de reculer. J’admire ton intention, mais avant de le faire périr, je veux savoir ce qu’il fait ici.

Le jeune guerrier du nom de “Calc” cracha sur le sol pour manifester son désacord, mais obéit tout de même au chef en retournant se placer près de ses admirateurs. Le missionnaire comprit que le chef du clan était un homme vraiment laid. De nombreuses cicatrices sur son corps prouvaient qu’il n’était pas le genre à reculer devant le combat. Il dit aux jeunes d’un air hautain :

- Si quelqu’un doit tuer cet étranger, c’est moi qui le ferai en temps et lieux. En attendant, je veux savoir ce qu’il fait dans cette grotte.

- Alors, demande-le moi, lui répondit l’ermite en lui souriant. Puis, pourquoi affirmes-tu que je suis un étranger?

- Tu n’es sûrement pas un Nehaï, lui cria Calc qui semblait prendre plaisir à le provoquer.

- Tu as raison de me considérer comme un étranger et de mon côté, je pense que vos ancêtres passeraient également comme tel si vous deviez les rencontrer.

- Tu ignores le nom de nos ancêtres, lui cria le guerrier.

- Les Yopis étaient vos ancêtres et moi, je connaissais les Yopis.

- Comment peux-tu connaître ceux qui vivaient ici bien avant les civilisés?

- Je suis arrivé dans cette grotte grâce à ce rayon magique qui me transporte partout dans l’histoire du monde. J’ai connu vos ancêtres et je vais le prouver en vous racontant leur histoire.

Anakilimon leur parla des premières tribus qui vivaient sur les côtes australiennes et même du coffre dans lequel devait se trouver un monstre. Il ne voulait pas leur dire que c’était un simple miroir qui montrait la véritable nature de leurs ancêtres. En effet, les Yopis ont toujours ignoré que leurs victimes traversaient simplement à travers un miroir fantastique pour se retrouver tout bonnement dans une autre époque. C’était donc inutile d’apporter cette précision. Le Maître voulait mettre l’emphase sur l’historique de cette tribu et non sur les erreurs commises par leurs ancêtres. Il termina en disant :

- Les Yopis ne voulaient plus obéir uniquement à un chef qui ne serait pas élu par le clan. Vos ancêtres pratiquaient fièrement un rituel qui consistait à boire dans le crâne d’un pacifique afin de le devenir également dans leurs coeurs.

- Ce crâne n’existe plus, lui répondit un sage. Il fut brisé par nos ennemis. Nos proches ancêtres durent se battre pour survivre et apprirent à boire dans le crâne d’un illustre guerrier lorsqu’il mourut en héros pour notre tribu. C’est lui qui nous délivra des envahisseurs blancs en nous indiquant comment vivre dans la forêt.

- Donc, vous n’imitez plus vos lointains ancêtres depuis ce jour-là?

- Que veux-tu dire l’étranger?, lui demanda Calc d’un air arrogant

- Hé bien, on ne respecte plus la tradition lorsqu’on boit dans un crâne différent de ses ancêtres. Vous deviez honorer ce héros, mais ne jamais oublier pour cela ce que faisaient les Yopis pour rechercher la pacification. Donc, ils ne sont plus vos ancêtres comme je le croyais jusqu’à présent?

- Ils sont nos véritables ancêtres, lui cria le chef en colère.

- Et que diraient-ils alors en vous surprenant à boire dans le crâne d’un guerrier et non dans celui d’un pacifique comme le fut Samia? Vous voyez bien que je connais l’histoire de votre tribu puisque je viens de vous donner justement le nom de cet homme que les Yopis honorèrent comme un exemple à suivre. Les Yopis pourraient vous accuser d’avoir tout fait pour éteindre dans vos coeurs cette flamme qu’ils voulurent préserver. À chaque fois que vous méprisez la sensibilité, ce sont vous ancêtres que vous refusez de laisser agir en vous. Comme vous existez à cause de vos ancêtres, il est normal que leur sang coule encore dans vos veines.

- Cet homme est un sage, dit une femme en baissant les yeux. Nos jeunes sont durs, violents et haineux depuis qu’ils boivent dans le crâne du guerrier. Que le chef réfléchisse aux paroles de cet étranger lorsqu’il nous rappellera l’importance de préserver nos origines. Si cet homme ment, qu’il le tue. Mais s’il dit la vérité, qu’il cesse de prendre nos jeunes enfants mâles pour les torturer à chaque fois qu’ils se montrent tendre et affectueux. C’est l’héritage des Yopis qu’il détruit à chaque fois.

- Que la paix soit dans ton coeur, lui répondit Anakilimon.

- Si nos ancêtres pouvaient nous revenir, ils comprendraient la raison de notre haine envers les civilisés, lui répondit l’un des guerriers sans hésiter.

- Les civilisés n’existent plus, dit l’ermite d’un air réservé. Leurs grandes cités sont détruites et toutes leurs armes volantes sont anéanties. Vous êtes ces survivants qui doivent à présent refaire le monde autrement. C’est cela que j’étais venu vous révéler. C’est à vous de choisir quelles seront les valeurs que vous sèmerez dans le coeur et l’esprit de votre descendance. Vous ne pouvez plus accuser le monde de vos malheurs actuels puisque celui-ci n’existe plus comme tel. C’est à vous de le rebâtir à votre image puisque les futures générations voudront vous imiter. Comprenez-vous l’inutilité de cette haine en vous si c’est le bonheur que vous souhaitez pour votre descendance?

Tous les membres de la tribu se regardèrent d’un air confus. Une telle révélation pouvait se comparer à une giffle qui venait de les réveiller. Le Maître Anakilimon vit alors plusieurs visages s’émouvoir. Même le chef n’osait plus regarder son petit peuple depuis qu’il réalisait que le monde futur dépendait à présent de sa bonne volonté. Un tel poids l’écrasait malgré lui. Lorsque son fils tenta de reprendre le contrôle du groupe en imposant le silence à l’étranger, personne ne prit sa demande au sérieux. On voulait questionner l’ermite et Calc préféra ne plus insister dès qu’il vit son père pratiquer un cercle sur le sable. Ce symbole voulait simplement dire: le droit de parole doit faire le tour de notre assemblée.

- Nous voulions nous venger de nos ennemis et tu nous dit qu’ils n’existent plus, s’exclama un jeune guerrier d’un air embêté. Que ferons-nous pour éteindre cette soif de violence?

- Je comprends que tu puisses encore éprouver une haine puisqu’on t’a enseigné à mépriser les civilisés, lui répondit l’ermite d’une voix complaisante. Maintenant, tu réalises que ton pire ennemi est toi-même. Tu voudrais cesser d’en vouloir à des adversaires qui n’existent plus, mais une force cherche tout de même à vouloir te maintenir dans cette haine, n’est-ce pas?

- Oui, je voulais mourir en héros et à présent, comment pourrais-je le devenir si je dois me battre contre moi-même?

- Mais tu es comme une racine qui désire prendre enfin sa place dans la nature en poussant à travers le sol très dur. Il faut être vraiment un héros pour parvenir à grandir à l’extérieur afin de devenir un arbre magnifique. On t’a enseigné à te prendre pour une pierre, mais de celle-ci que peut-il en sortir, sinon de la poussière? Par contre, si tu réalises que ton coeur est comme un champ sauvage, tu auras ce pouvoir de le transformer. Malheureusement, il est très dur comme le sol et tu devras apprendre à le cultiver. La haine que tu portes encore en toi est semblable à un vent violent qui cherche constamment à déraciner ce qui pousse dans ton coeur. Tu vois, lorsque le coeur est froid, rien ne peux y pousser. Il faut le réchauffer avec des sentiments. Ils font surface lorsque tu deviens sensible à la joie et à la souffrance des autres.

- Mais comment nous défendre contre cette haine qui fut si longtemps notre raison de vivre?, demanda tristement le chef.

- En vous protégeant avec des héros intérieurs. Ils agiront en vous dès que vous les invoquerez comme les esprits de la forêt. Ces héros vont loger dans vos coeurs et les réchauffer en faisant des petits feux invisibles dans ceux-ci. Ils ne pourront vous brûler le corps, mais vous éprouverez bientôt des sentiments nouveaux. Ils furent toujours là, devrais-je dire, mais complètement endormis au fond de votre coeur. Vous réaliserez bientôt que cette petite flamme intérieure peut vous guider lorsque vous ignorez si vous devez faire ceci ou cela. C’est ce qu’on appelle “ écouter notre coeur parler .”

- Tu dis qu’il faut évoquer nos héros intérieurs, lui demanda un sage d’un air suspicieux Ont-ils toujours été au fond de nous?

- Oui, ils naissent en nous lorsqu’on vient au monde et nous guident si nous les laissons agir dans le noir. Ces guides proviennent d’un monde qui existait avant celui des hommes et qui existera encore après eux. Ces héros n’agiront que si vous les appelez par un nom. Si vous vous sentez faible devant un effort, demandez au héros de la force de vous soutenir. Peu importe le nom que vous lui donnez, il viendra vous soutenir pour mener ce combat contre le désespoir. Il existe autant de héros du coeur qu’il y a d’arbres dans une forêt. Parlez-leurs de vos peurs pour qu’ils sachent ce qui cherche à vous détruire dans votre coeur. Ils ne craignent sûrement pas d’affronter vos haines comme des ennemis à vaincre en votre nom. Ces héros sont les envoyés du monde de la lumière. Ils sauront vous délivrer progressivement de toutes vos haines individuelles et collectives si vous les laisser agir en vous. Je vous dis cela puisque votre grand ennemi commun sera cette peur de vous découvrir avec les yeux du coeur. Cela vous fera frémir de voir combien la haine pouvait vous rendre aussi dur que la pierre. Mais bientôt, vous verrez cette tribu grandir dans la joie, la fraternité et l’espérance. Vous pourrez alors voir le monde avec un regard pacifique.

- Mais pourquoi les civilisés devinrent haineux comme nous puisqu’ils se sont détruits avec les objets volants qui survolaient parfois nos forêts?, lui demanda une femme.

- Mais simplement à cause des mêmes erreurs que vous commettez à chaque fois que vous considérez un étranger comme un ennemi. Je vais donc vous raconter ce qui arriva avec les civilisés en les comparant à des Nehaï. Vous êtes convaincus d’être de la même tribu puisque vous vivez tous ensemble. Pourtant, celle-ci va s’agrandir et plusieurs de vos frères et soeurs iront s’établir ailleurs afin de peupler la terre. Sont-ils pour autant des étrangers? Avec le temps, ils vont déformer la langue Nehaï et même vos coutumes afin de les adapter à leur environnement. Sont-ils encore des frères ou des étangers? Finalement, leur couleur de peau va varier lorsqu’ils habiteront différents endroits sur terre. Ils sont tous des Nehaï selon moi. Pourtant, ils risqueront d’oublier leurs frères voisins en décidant de porter un autre nom et en s’inventant des territoires qui porteront le nom de “pays”. Avec le temps, plus personne ne voudra croire qu’on puisse être encore des frères d’origine. On se battra pour préserver sa langue, ses coutumes et ses ressources. On se volera, on fera des prisonniers, des esclaves et des soumis en oubliant encore qu’on est tous frères et soeurs de la même tribu. N’est-ce pas ridicule de défendre sa famille contre sa propre famille?

- Cesse de nous importuner avec tes héros, la famille et ton étrange logique, lui cria Calc avant de cracher sur le sol pour manifester son mépris.

- Ce que tu crains jeune homme, c’est de perdre l’occasion de dicter tes volontés à cette communauté lorsque ton père te cédera son titre de chef. Mais pourquoi faudrait-il que les survivants de cette terre obéissent à quelqu’un qui ne réalise même pas encore l’importance d’être à l’origine d’une nouvelle humanité? Je te laisse réfléchir à la question puisque ce n’est pas moi qui dirai au Nehaï comment rendre ce monde meilleur que celui qui vient de disparaître.

Le chef pointa son fils du doigt en disant froidement :

- Commence par respecter les membres de cette tribu si tu tiens à la voir t’obéir. J’avoue avoir manqué à plusieurs devoirs en tentant de faire un véritable guerrier avec toi et les autres jeunes. Nous n’avons plus d’ennemis et je ne voudrais pas que tu deviennes chef avant de prouver que tu en possèdes la capacité. Tu dois écouter les conseils de l’étranger. Non, il n’est plus un étranger. Quel est ton nom sage homme?

- Anakilimon, lui répondit l’ermite en souriant.

- Regarde bien mon fils ce que le chef doit faire lorsqu’il réalise avoir été trop dur envers sa tribu.

Le chef qui refusait de se faire appeler autrement que par ce nom invita d’abord le missionnaire à s’asseoir au centre de l’assemblée pour lui témoigner son amitié. Puis, il invita les enfants à s’installer sur les genoux de leurs mères afin qu’elles puissent les bercer. Calc était convaincu que son père avait perdu la tête. En réalité, les mythes commençaient déjà à transformer le coeur du chef. Le jeune homme préféra se retirer dans une autre galerie plutôt que de se laisser attendrir par Anakilimon. Il s’arrêta devant l’entrée de la grotte afin de se désaltérer. On se souvient que le gros champignon qui filtrait l’air de la caverne laissait également de l’eau se répandre dans un vaste bassin. Calc plongea dans celui-ci dans le but de se laver et coula au fond sans qu’il puisse réagir. Il nagea craintivement vers le haut, mais un courant souterrain l’attira dans une sorte de tourbillon qui l’entraîna dans une autre galerie. À son grand étonnement, le jeune guerrier refit surface dans un immense lac entouré d’arbres et de verdure. Il nagea vers la grève pour ensuite s’y laisser choir comme un corps sans vie. Il était si exténué qu’il se passa plusieurs heures avant qu’il reprenne connaissance. Lorsqu’il ouvrit les yeux, il réalisa qu’il se trouvait dans un ancien volcan puisqu’il pouvait voir une faible lueur au sommet du trou. Cette grotte était tellement immense qu’on ne pouvait voir l’extrémité du lac souterrain. Puis, que dire de toutes cette végétation qui avait échappée à la pollution, la radioactivité et même aux civilisés? Calc se promena pendant des heures dans ce paradis avant de replonger dans le lac à l’endroit précis où il se souvenait être sorti du remous. Il va sans dire qu’il nagea difficilement contre le courant, mais qu’il parvint tout de même à retourner dans la grotte où tous les membres de la tribu s’inquiétaient déjà de son absence. Ils s’étaient rassemblés autour du bassin en se disant que Calc venait de couler au fond de l’eau. Lorsqu’ils le virent refaire surface, ils sourirent à son père pour le rassurer. Étrangement, le jeune homme ne possédait plus la moindre agressivité dans sa voix. Il était excité comme un enfant lorsqu’il raconta sa découverte. On pleurait tous de joie en l’écoutant parler des arbres magnifiques qui entouraient ce lac souterrain.

Les Nehaï comprirent bientôt que ce lac souterrain deviendrait leur nouvelle demeure pour un certain temps. Le Maître Anakilimon leur permit de s’y rendre dès qu’il imposa les mains au-dessus du bassin pour créer un passage temporaire. On aurait dit que l’eau coulait de chaque côté de celui-ci sans pouvoir l’inonder. Tous crurent alors aux étranges pouvoirs de cet ermite inconnu. On allait tout de même se souvenir de lui et mentionner son nom très souvent dans le futur. Le missionnaire leur dit en souriant :

- Bientôt, vos héros intérieurs vont agir et vous transformer en brisant vos coeurs de pierres. Vous serez non seulement sensibles et ouverts d’esprit, mais vos descendants parleront de vous en berçant leurs enfants avec tendresse. Les Nehaï seront fiers de porter dorénavant le nom de Zamour. Je vous propose celui-ci puisque vous deviendrez les Zamours ( les amours ) dont les futures générations auront besoin pour embellir un nouveau monde. Un jour, vous pourrez retourner à l’extérieur et conquérir la terre. N’oubliez jamais que la haine ne pourrait être une bonne conseillère. Elle est semblable à ce feu du ciel qui dévasta vos forêts.

- Anakilimon, nous aimerions t’avoir comme chef, lui dit Calc d’un regard attendri.

- Non, tu seras un excellent chef lorsque ton père deviendra trop âgé pour diriger la communauté. Calc au coeur de pierre est mort. Vive le nouveau coeur de Calc!

Anakilimon vit des centaines de mythes héroïques s’introduire dans le coeur des Nehaï sans qu’ils le sachent. Sa mission était donc terminée puisque cette tribu pouvait à présent espérer refaire le monde. Avant de disparaître devant ses nouveaux amis, il traça deux coeurs dans un champignon et les découpa afin de pouvoir les offrir à la tribu. Puis, il en découpa un autre pour l’emporter dès que le couloir intemporel s’ouvrit devant lui.

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